Mort d'un jardinier
(...) la mine de ton crayon de bois est cassée, le ruban de la machine à écrire est usé pâli troué, ton abonnement internet n'a pas été renouvelé, la seule possibilité qui te reste c'est la communication directe avec l'au-delà, une transmission de la pensée dans une autre dimension de l'univers, mais les livres de science-fiction que tu as lu en ta jeunesse et même en ton âge adulte, ne te sont d'aucun secours, la présence du futur proche s'impose et l'autre nom de ce futur est néant zéro nada; tu as de plus en plus peur, tu voudrais prier mais les mots qui te viennent aux lèvres disent qu'un client c'est sacré, que tu peux payer en plusieurs fois, que tu peux acheter en toute confiance, les mots disent joyeuses fêtes, achetez mieux pour dépenser plus, gagnez des euros, le beaujolais nouveau est arrivé, offre spéciale, portes ouvertes ce week-end, nous remboursons la différence, faites la fête aux prix; une nausée s'empare de toi, tu trembles violemment, ton estomac se retourne comme une chaussette, tu te vides dans la terre, une lumière rouge clignote faiblement derrière tes paupières, tu entends quelqu'un dire, laissez-le tranquille, laissez-le se reposer, tu te calmes, tu redeviens le jardinier, celui qui fait la sieste dans un hamac accroché entre deux frênes à l'ombre au bout du jardin, tes bras pendent de chaque côté du hamac, un livre ouvert est posé à l'envers sur ta poitrine (...)
Lucien Suel (édition La table ronde)